Darfour: la société civile met les pieds dans le plat! – L’Observateur du 14 juin 2006
La crise du Darfour occupe aujourd’hui le devant de l’actualité. De par sa complexité, ses multiples imbrications, ses nombreux enjeux; économiques et stratégiques en plus de l’implication des puissances étrangères, cette crise dépasse le simple cadre darfourien et mérite une analyse approfondie. C’est pour lever un pan de voile sur la question que le 10 juin dernier, au CEFOD une conférence débat a été organisée autour du thème « la crise au Darfour et ses impacts sur la paix au Tchad »:
C’est un public majoritairement jeune, la plupart des étudiants, ainsi que quelques hommes politiques qui ont envahi l’amphithéâtre du CEFOD ce 10 juin, pour prendre part à cette conférence débat. Un tel engouement se comprend, dans la mesure où la question du Darfour reste une question préoccupante ayant une répercussion directe sur le Tchad et sur la vie des tchadiens. Le but recherché, à travers cette conférence débat, est de sensibiliser les tchadiens sur la question du Darfour, les amener à prendre conscience du danger qui nous guette afin de s’accaparer du sujet et de jouer un rôle citoyen.
Les conférenciers: M. Soumaïn Adoum Soumaïn, militant de la Société civile et Mme Sy Koumbo Singa Gali, Directrice de Publication du journal l’Observateur, elle même actrice de la société civile, assistés de Béguy Ramadji Angèle journaliste à la revue Tchad et Culture ont d’entrée de jeu situé le nouveau contexte dans lequel évolue cette crise. En effet, pour eux ce débat arrive d’une part à un moment où l’implication internationale dans la crise prend de plus en plus forme avec la visite d’une équipe du Conseil de Sécurité dans la sous région, avec une forte probabilité de l’intervention des forces onusiennes au Darfour, en remplacement des forces de l’Union Africaine dépassées par les événements, et d’autre part, au moment où le gouvernement tchadien cherche à renouer le dialogue avec l’opposition à travers une négociation interne.
S’appuyant sur des images d’une diapositive, M. Soumaïn dans son exposé a caractérisé la crise du Darfour comme « n’étant pas une crise spéciale mais une crise normale comme on en voit souvent en Afrique ». Ce sont avant tout des conflits d’intérêts. Que ce soit dans la région des grands Lacs, dans la Corne de l’Afrique ou au Darfour, des puissances étrangères, à travers un important investissement, entretiennent des luttes internes par africains interposés pour le contrôle et le pillage des richesses minières et pétrolières. C’est partout le même schéma et le même processus. « Demain, si le pétrole centrafricain ou nigérien venait à être exploité, il ne faut pas s’étonner de voir surgir les mêmes problèmes » a-t-il ajouté. Dans toutes ces crises, souligne le conférencier, « l’on note une convergence d’intérêts des puissances qui cherchent à contrôler les pouvoirs locaux et les ressources naturelles de la région, principalement le pétrole au profit de leur économie » C’est le cas notamment de la France au Tchad, qui tient à garder une zone d’influence politique et économique, ou des USA qui veillent à l’approvisionnement en matières premières de leurs besoins intérieurs en hydrocarbure à partir du Golfe de Guinée et de la Chine, ce nouveau venu qui ne cache pas son appétit pour les gisements de fer du Gabon et le pétrole du Soudan. Il y a aussi les pouvoirs locaux qui eux cherchent à s’accaparer de toute la rente produite par ces ressources pour se pérenniser au pouvoir. Très souvent c’est dans la répartition équitable des biens que surgissent les conflits autour des intérêts personnels. C’est le cas bien connu du conflit entre la BM et le gouvernement tchadien autour des fonds des générations futures. Quand les deux parties voient leurs intérêts menacés, ils cherchent aussitôt à pactiser en partageant les risques. Et ce genre d’arrangement se fait sur le dos des pauvres citoyens: « il ne garantit pas les intérêts des Etats, et ne garantit pas non plus les intérêts des citoyens », a souligné M. Soumaïn. La crainte c’est de voir utiliser ces revenus indirects pour financer la guerre et oublier sa destination première qui est celle de la lutte contre la pauvreté.
Analysant à son tour l’aspect socio-politique de cette crise, Mme Sy Koumbo Singa Gali a souligné que « la Sous-région est une marmite en ébullition ». Elle sous entend par là, toute la zone allant de la Mer Rouge à l’Atlantique plus précisément au Golfe de Guinée. Cette zone qui regorge de richesses minières, pétrolières, et en bois aiguise les appétits des puissances ainsi que les lobbies qui les soutiennent et qui sont prêts à tout mettre en oeuvre pour l’exploitation de ces ressources, même au prix de la guerre. Pourvu que leurs intérêts soient saufs. Autour de ces crises, se développe un certain communautarisme qui ignore les frontières, souligne la conférencière. En effet, ceci est visible dans le conflit du Darfour, où des populations arabes, zaghawa, tama, fur Massalit etc.. à cheval sur la frontière se retrouvent aussi bien au Tchad, qu’au Soudan « ceci peut être une force en temps de paix et également une faiblesse en période de conflit », poursuit elle, A l’origine de ces crises il y a parfois la question de l’alternance politique souvent confisquée, sinon difficile avec les régimes arrivés par la force, ou qui se maintiennent au pouvoir par des moyens contestables. Et la sous- région offre l’exemple type de ces vieux présidents qui, loin d’accepter l’alternance cherchent plutôt à confisquer le pouvoir. Des dynausores comme Omar Bongo et Obiang Nguéma jusqu’au benjamin Bozizé, en passant par Paul Biya, Omar El Béchir, Idriss Déby Itno tous ont en commun cet appétit féroce du pouvoir.
La corruption et les détournements concourent également à entretenir ces crises. Les guerres civiles plus ou moins permanentes ou larvées sont autant d’ingrédients qui favorisent la crise. Comme nous l’avons vu dans la résolution de la crise au Sud Soudan, le partage du pouvoir et des richesses sont à la base de ces accords. Ces mêmes revendications occupent un chapitre important dans le dernier accord d’Abuja du 5 mai entre le gouvernement soudanais et les rebelles du Darfour. Analysant les fondements de cet accord, Mme Koumbo n’exclut pas une aggravation de la crise vu le contexte dans lequel cet accord a été signé. Faut-il le rappeler, cet accord avec le gouvernement soudanais n’a été signé que par une aile du MLS, celle de Mini Arkou Minaoui et encore, « cet accord a été signé sous la pression des Etats-Unis et sous la bannière de l’Union Africaine » a précisé la conférencière. L’autre aile, celle de Nour -le fondateur du MLS- a refusé de signer cet accord, ainsi que le MJE du Dr. Khalil. Tout le monde connaît les accointances de Khalil avec le régime de Déby. Vu les relations difficiles entre le Tchad et le Soudan, Dr Khalil n’est t-il pas un élément de pression entre les mains de N’Djaména, s’est interrogée Sy Koumbo. Ce qui bien entendu constitue un élément d’importance dans l’aggravation de la crise entre les 2 pays. D’autres part, l’accord reste ambigu. Dans ses articles 341 jusqu’à 344, il est demandé au Gouvernement Soudanais de soit; « désarmer, rapatrier ou expulser » les rebelles tchadiens qui sont sur son territoire. L’accord ne prévoyant pas un plan de désarmement explicite et vu les relations très exécrables entre les 2 pays qui ne faciliteront pas un rapatriement de commun accord, il ne restera que l’expulsion. Cela veut dire que les rebelles repasseront la frontière au Tchad avec armes et bagages avec tout ce que cela peut avoir comme conséquences sur les populations locales a expliqué la conférencière.
Ensuite, c’est avec habilité et tac que les conférenciers ont dirigé les débats très passionnés qui ont pris parfois l’allure d’harangues politiques. M. Adji Sidi Sougoumi, diplomate et historien, dans son intervention émet une vive inquiétude quant au sort des populations se trouvant dans les zones occupées par les réfugiés. Il redoute un déséquilibre démographique dans ces localités, car aujourd’hui, ces populations jadis majoritaires sont envahies par la vague successive de réfugiés soudanais et risquent si la crise persiste de devenir minoritaires au détriment des réfugiés venus du Soudan. Il attire également l’attention des autorités sur l’impact négatif des déplacements massifs sur l’environnement. M. Laoukara Sandoudjinan, journaliste est d’accord avec les conférenciers dans leur tentative d’amener les tchadiens à prendre une part active au débat, mais pour que cette action soit couronnée de succès, il suggère que le Comité de Suivi de l’Appel à la Paix et à la Réconciliation poursuive ce travail de sensibilisation dans les provinces. Intervenant par rapport à l’ouverture au dialogue que préconise le gouvernement, le député Ali Golhor se pose la question de savoir pourquoi le gouvernement n’associe t-il pas les politico-militaires à ce dialogue? La réponse lui aurait été donnée par un diplomate accrédité chez nous « un diplomate avait répondu qu’aussi longtemps qu’ils seront ici, aucun rebelle ne mettra pied à N’Djaména. Et ce qui est intéressant pour eux, pour le moment c’est le dialogue entre le gouvernement et l’opposition politique. Les 2 parties doivent s’entendre pour mettre sur pied un gouvernement. Et c’est peut-être ce gouvernement, qui s’arrangera à ouvrir un second dialogue avec les rebelles. Voilà la logique de ce dialogue ».
L’on comprend alors jusqu’où peut aller cette manipulation et cette ingérence des puissances étrangères dans les affaires intérieures des pays du tiers monde. Comme pour reprendre en écho l’appel des conférenciers qui invitent les tchadiens à mettre les pieds dans le plat, et s’approprier le débat, le député Golhor déclare que, « la situation est grave et il faut nous mobiliser tous ». Il lance un appel pressant aux intellectuels, à l’élite qui sont les mieux outillés pour faire ce travail de sensibilisation auprès des masses. Pour M. Bidi Valentin du PAP/JS, le Darfour a été une constante dans les changements de régime au Tchad. De Rabbah à Déby en passant par Tombalbaye, Hissein Habré, le Soudan a toujours servi d’alibi aux uns et aux autres pour se maintenir au pouvoir. Selon lui, « au Tchad l’on se plaint beaucoup, sans se battre. On ne peut que se battre en militant que dans les partis politiques, les ONG et dans des ADH. Au lieu de continuer à pleurnicher, il faut se battre et c’est ainsi que nous pourrons amener la communauté internationale de notre côté ». Le président de FAR Yorongar Ngarléjy après quelques révélations du genre: « le Tchad va disposer d’ici l’année prochaine de 1 milliard 500 millions de dollars, soit 1000 milliards de F CFA à la disposition d’Idriss Déby exclusivement. Et il est déjà en train d’hypothéquer cet argent pour s’acheter des armes », il s’est tourné vers les jeunes pour leur signifier que dans tous les pays où if y a le changement, ce sont les jeunes suivis des femmes qui ont été au devant. Il les invite donc à plus de responsabilité et au delà, au sacrifice. « Comment voulez vous que les choses changent. Parlez seulement ne suffit pas à résoudre le problème. Il faudrait qu’il y ait des cadavres parmi vous. Il faut des morts pour que les choses changent dans ce pays ». Les conférenciers également adhèrent à un certain degré à cette logique. Et pour Soumaïn effectivement il n’y a pas « de solution miracle il faut mouiller la culotte, seule la lutte libère ». Et les exemples sont légions en Afrique. Il a cité le cas du Mali et de Madagascar. Mme Koumbo également soutient la même thèse et cite en exemple le cas récent du Bénin, où pour se maintenir au pouvoir encore plus longtemps, le président Kérékou avait feint de ne pouvoir organiser les élections prétextant qu’il n’y avait pas d’argent. Ce sont les béninoises et béninois qui avec l’aide internationale ont déboursé pour l’organisation de cette élection pour faire partir ce dernier du pouvoir.
Enfin les leçons que nous pouvons tirer de cette conférence débat riche en enseignements, c’est que la crise du Darfour est avant tout un conflit d’intérêt ou les puissances se positionnent en fonction de leurs pôles d’intérêts. Ainsi américains et européens au Tchad font face aux chinois et leurs alliés Soudanais protégeant ainsi leurs zones d’influences. Les victimes de ce dépeçage sont les citoyens de ces régions. Et si les solutions ne découlent pas des dynamiques nationales, la situation durera aussi longtemps pour le grand plaisir de tous ceux qui sont là pour piller nos ressources. C’est pourquoi, Mme Sy Koumbo suggère qu’il y ait « un gentleman agreement » soit une paix de braves où chacun trouvera son compte.
Samory Ngaradoumbé
L’Observateur du 14 juin 2006