Habré sera-t-il jugé au Sénégal? – L’Observateur N° 383 du 5 juillet 2006
Avant que la décision des chefs d’Etat sur le dossier Habré ne soit officiellement connue, tout le monde savait, officieusement à Banjul le contenu des recommandations faites par les éminents juristes à cet effet, car le projet de recommandations avait fait l’objet d’un point de presse de la part d’un des avocats de Habré, Alhadj Diouf qui, au lieu de plaider sa cause s’en est pris aux chefs d’Etat; notamment à Kaddafi qui serait le manipulateur dans ce dossier. Avant la décision des chefs d’Etat, nous avons rencontré l’avocat des victimes, Me Jacqueline Moudeina pour des impressions anticipées. Mais lorsque nous mettions sous presse les chefs d’Etat africains ont donné mandat au Sénégal de juger Hissein Habré.
Me Jacqueline Moudeina: je ne cesserai jamais de dire que le dossier a été sorti de son cadre légal, puisque ce dossier qui se trouvait devant la chambre d’accusation, laquelle s’est déclarée incompétente, devait revenir au Président de la république qui devrait se prononcer par décret pour l’extradition. Or le Président Wade a plutôt préféré sortir ce dossier de son cadre légal pour le confier à l’Union Africaine. La décision qui a été prise à Khartoum était de confier ce dossier à d’éminents juristes qui étaient chargés d’explorer toutes options possibles pour le jugement de Hissein habré en privilégiant le terrain africain. Maintenant dans le projet qui est sorti et qui se trouve entre les mains des avocats et des uns et des autres, les options sont connues, mais je pense que les chefs d’Etat qui doivent décider en dernier ressort, pourront décider de ce qu’il faut faire du dossier. Je pense qu’ils feront seulement repartir le dossier au Sénégal.
Justement si l’option du Sénégal venait à être définitivement prise que diriez-vous?
Me JM: Nous, nous prendrons acte de la décision des chefs d’Etat si c’est celle de renvoyer le dossier au Sénégal, mais le problème qui se posera c’est qu’à deux reprises les juridictions sénégalaises se sont déclarées incompétentes. Il y a donc un grand travail à faire au Sénégal pour redonner compétence aux juridictions pour faire juger Hissein Habré. Je pense que les éminents juristes qui ont du explorer et analyser le contour de ce problème vont proposer un début de solution à cet effet pour que les juridictions sénégalaises puissent accueillir le dossier. Parce que les raisons qui ont été avancées pour déclarer les juridictions incompétentes restent intactes. Il s’agit de l’incorporation de la convention contre la torture dans la législation nationale sénégalaise. C’est ce qui reste à faire. Et puisqu’il y a un arrêt d’incompétence, il va falloir régler ce problème là. Je suppose que les juristes ont vu les contours de tous ces problèmes et ont proposé des solutions pour lever tous ces obstacles dont je viens de parler.
Et si cela devrait se passer comme on le suppose, il faudrait au bas mot combien de temps pour régler toutes ces questions juridiques?
Me JM: Justement nous avons peur qu’on nous traîne encore en longueur. N’oublions pas que les victimes attendent depuis 16 ans. Pendant 16 ans, ils ont attendu de voir Hissein Habré jugé. Donc il appartient aux chefs d’Etat qui vont décider de faire retourner le dossier au Sénégal de donner un délai et notamment un délai court au Sénégal pour que le procès ait lieu. Si le Sénégal doit prendre réellement les choses en mains, je pense que ça se fera dans un délai raisonnable.
C’est vrai qu’on parle de plus en plus du Sénégal, mais il y a d’autres alternatives qui ont été proposées, notamment le Tchad, un tribunal ad hoc ou un pays tiers. Si par hasard, on décidait pour le Tchad quelle sera votre réaction?
Me JM: Depuis le début de cette affaire, nous n’avons jamais voulu que le dossier parte au Tchad. Hissein Habré ne peut pas être jugé au Tchad, ne serait-ce que pour sa sécurité, parce que celle-ci ne sera jamais garantie. Et nous, en tant que défenseur des droits de l’homme, avons l’obligation de veiller à la sécurité de HH. Donc il n’est pas de notre intérêt à faire juger HH au Tchad. Et D’ailleurs ça m’étonnerait qu’il y ait procès au Tchad, car en dehors des questions de sécurité, le Tchad, s’il y a procès ; ne vivra qu’au rythme de celui-ci, car les atrocités commises par Hissein Habré touchent tous les tchadiens, de l’Est, de l’Ouest, du Nord comme du Sud. Un procès à N’Djaména sera impossible car tout le monde voudrait y participer. Rien que cet aspect de la chose rend difficile la tenue d’un tel procès.
Donc pour vous c’est une alternative à purement exclure?
Me JM: Nous avons de tout temps dit que nous n’allons jamais essayer de pousser le Tchad à demander l’extradition de Habré, parce que c’est perdre d’avance notre procès, parce qu’il faudrait qu’il vive pour répondre de ses actes, pour qu’il s’explique. Si ça ne tenait qu’à nous, il n’est pas question de l’envoyer au Tchad pour un tel procès.
Quand on parle de pays tiers ayant ratifié la Convention contre la torture qui pourrait éventuellement juger Habré, quel pays vous vient-il tout de suite en tête?
Me JM: je ne vois pas de pays, car il y a au moins 25 pays qui ont ratifié la convention contre la torture, mais aucun de ces pays n’a réclamé HH pour le juger, donc je ne vois pas le pays qui pourra accepter de prendre ce dossier. Maintenant si tous les chefs d’Etat, clament tout haut d’une même voix que c’est tel pays qui doit le faire on le verra bien.
Hier un des avocats de Habré accusait la Libye de manipulateur parce qu’il est le seul pays à avoir les capacités financières pour organiser un tel procès et qu’il s’agit d’une revanche qu’il voudrait prendre sur Habré pour avoir battu son armée. Qu’est ce que vous en dites?
Me JM: Vous savez, l’avocat de HH est pratiquement aux abois. Avant que l’affaire ne soit confiée à l’UA, il clamait tout haut qu’il n’y a pas lieu de juger HH parce qu’il n’a commis aucun fait infractionnel, qu’il n’a jamais eu de comportement infractionnel et que des gens lui cherchent simplement des poux sur la tête, notamment la Libye et que c’est ce pays avec Human Ritgh Watch et le régime de N’Djaména qui nous ont poussé à enclencher une procédure judiciaire contre Habré. Ce sont là les errements d’un homme aux abois, mais je ne pense pas que la Libye puisse se prononcer pour un tel jugement chez elle.
Les chefs d’Etat africains se sont plus ou moins accrochés à un africanisme de mauvais aloi pour s’opposer à l’extradition de Habré en Europe, est-ce que cet argument n’est pas aujourd’hui battu puisque un ancien chef d’Etat, notamment Charles Taylor va être jugé en Europe?
Me JM: Vous savez, beaucoup d’arguments ont été avancés pour privilégier le terrain africain et parmi ces arguments c’est la dignité de l’Afrique. Mais cette dignité de l’Afrique je la vois mal quand on sait que l’Afrique regorge de tortionnaires, de dictateurs. Peut-on parler de cette dignité de l’Afrique en ce moment là. Et les chefs d’Etat ne peuvent pas non plus parler de la dignité de l’Afrique quand on sait que cette dignité ne doit pas occulter celle des africains qui sont les victimes de HH. Ce débat est engagé en oubliant complètement les victimes qui sont au coeur de ce procès. La dignité de l’Afrique ne doit pas occulter celle des victimes et ne doit pas non plus taire le cri de coeurs des victimes. Et je crois qu’aujourd’hui les dirigeants africains sont dépassés par les évènements car il y a aujourd’hui un antécédent, c’est Charles Taylor. Cet argument africain ne tient plus debout. Ca c’est clair.
Quel est le voeu que vous pourrez faire aujourd’hui en tant qu’avocat des victimes?
Me JM: Mon vœu aujourd’hui est tout simplement de voir ce dossier repartir en Belgique; ça serait plus sage comme idée parce que la Belgique est prête à accueillir ce dossier et quand on parle de l’équité d’un procès, il n’y a qu’en Belgique qu’on peut obtenir un procès équitable pour HH et pour les victimes qui le poursuivent. Mais pour le reste je me demande si le procès se fera dans l’équité comme on le souhaite et je me demande aussi si le procès se fera sans perturbation si l’on doit retenir un pays africain pour le faire. Mon voeu, c’est donc l’extradition de Hissein Habré. Voilà.
Propos recueillis par SKSG
L’Observateur N° 383 du 5 juillet 2006