Les évènements en Libye : vers un bouleversement de la géopolitique régionale…
Nous voulons nous détacher des passions soulevées par le soulèvement populaire chez notre voisin du Nord pour tenter une analyse rétrospective et prospective des relations entre la Libye et le Tchad. Nous adoptons pour se faire une démarche neutre et rigoureuse, dans le but d’aider à mieux se préparer aux conséquences durables que de subir les effets actuels.
Avant l’arrivée au pouvoir du Colonel Kadhafi en 1972, il y avait déjà des relations très anciennes voire séculaires entre le bassin tchadien et la Libye monarchique. En effet, les relations politiques, économiques et culturelles étaient réelles depuis la côte méditerranéenne jusqu’au Kanem historique, englobant le vaste espace du BET et atteignant vers l’Est l’empire du Ouaddaï. Une forte minorité d’origine libyenne prononcée fait partie intégrante de la population du Kanem et de son histoire. Le mouvement de résistance “Senoussia“ avait laissé des traces au Borkou, etc. Donc, en dépit des déchirements qui interviendront plus tard dans les relations entre les deux pays, leurs sorts resteront toujours liés et ce ne sont pas les Occidentaux qui en décideraient autrement !
La Révolution du 1er septembre 1972 “El Fatie“ du colonel Kaddafi marquera un tournant considérable pour toute la géopolitique régionale. En effet, le colonel Kaddafi, promoteur d’une « troisième voie » et d’un rêve d’empire transsaharien sous sa coupe, va surfer intelligemment sur ces relations anciennes avec le Tchad, pour mettre au point, réaliser et ajuster constamment sa stratégie, mais toujours sans renoncer à cette ambition impérialiste. On observera plusieurs phases dans son cheminement stratégique :
- L’occasion en or de la récupération d’une opposition politico-militaire nordiste tchadienne initialement totalement inféodée et contrôlée par l’autre puissance hégémonique régionale, le Soudan : c’est ainsi que Kaddafi prendra en main, suscitera, encadrera et manipulera presque tous les dirigeants et élites acquises au FROLINAT, depuis l’époque du Dr Abbas Sidick jusqu’actuellement. La plupart lui devront leur émergence, leur ascension, leur accession au pouvoir ou leur éjection du même pouvoir, parfois leur disparition. Kaddafi mettra pour cela les moyens politiques, diplomatiques, financières, militaires et même culturels dignes d’une puissance coloniale. La France, à un moment donné, ne trouvant pas de solution au problème des mécontentements des nordistes tchadiens, finira par s’entendre régulièrement avec la Jamahiriya sur le partage d’influence dans la cuvette stratégique tchadienne. Personne ne peut évaluer aujourd’hui ce que la Jamahiriya a dépensé pendant plus de trois décennies pour asseoir ses rêves d’hégémonie sur le Tchad et au-delà vers l’Afrique subsaharienne : la plupart des politico-militaires tchadiens avaient été grassement entretenus par le trésor libyen durant leurs cabales.
- La tentative de la conquête territoriale : le premier ballon d’essai de Kaddafi a été de tenter d’annexer la bande d’Aouzou. Il avait mis en place la stratégie consistant à profiter du soutien aux conflits de pouvoir inter-fractions tchadiennes pour occuper le terrain convoité, en soutenant certains groupes avec la promesse de les installer au pouvoir à N’Djamena. Et le colonel Kaddafi était sur le point de réussir son plan de cette phase critique de la guerre civile allant de la rupture entre les tendances FROLINAT/FAP de Mr Goukouni et les FAN de Hissène Habré en 1976, jusqu’à la reconquête victorieuse du BET par les FANT et les FAP ralliés en 1987. Durant cette période dite des tendances, les élites tchadiennes auront été manipulées à fond dans les jeux d’influence et de rivalité entre les puissances étrangères, notamment la France, la Libye, les USA, le Soudan. Les slogans de la langue, de la religion, de l’anti-occidentalisme atteindront leur apogée en horreur durant cette période et les élites tchadiennes resteront tributaires dans leurs comportements des exigences de leurs parrains respectifs.
- Avec le règlement de la question d’Aouzou par la Cour Internationale de Justice (CIJ), le colonel Kaddafi ne perdra pas pour autant la face de son influence sur le Tchad. Au contraire, il s’adaptera intelligemment au contexte en prenant le manteau du parrain économique, de celui qui veut aider le Tchad à s’affranchir de l’héritage néocolonial peu reluisant. Kaddafi va fournir sans compter, et ce de façon diverses visibles et cachées, une assistance massive aux dirigeants tchadiens, réaliser des infrastructures de qualité (telles que l’hôtel Kempinski) au point d’éclipser presque l’influence de la France hésitante. Désormais, Tripoli deviendra un passage obligé pour tout ce qui touche au Tchad ! Les intérêts libyens au Tchad prendront une ampleur considérable en quelques années.
- Cependant, il ne fut pas facile au « Guide » libyen de rompre avec le soutien en sous-main des rebellions tchadiennes : ce qui a du le décider peut avoir plusieurs explications. Le soutien très courageux du président IDI durant la période de l’embargo, les intérêts de la CENSAD devenue une réalité diplomatique grâce au Tchad et l’implantation des avoirs libyens dans l’économie tchadienne, seraient quelques raisons. Une autre très déterminante de la fin du soutien aux rebellions tchadiennes serait que Kaddafi ne supportait plus l’inféodation de ces dernières au Soudan voisin, dans une logique de rivalité géostratégique. En effet, les rebellions sont, pour les parrains, des moyens circonstanciels de nuire au voisin et dans le pire des cas, de le renverser et de contrôler son espace politique, économique et culturel. A partir du moment où, avec la CENSAD et des relations bilatérales florissantes, le colonel Kaddafi était en passe de réaliser ses rêves, les rebellions tchadiennes lui devenaient encombrantes.
- Et un autre tournant fut amorcé lors du forcing des Accords de Syrte (Oct. 2007) : le colonel Kaddafi y imposa purement et simplement aux rebelles tchadiens la négation de leur lutte, à savoir la reconnaissance sans condition des institutions de N’Djamena. Ce n’était pas une farce et les rebelles tchadiens le vérifieront aux portes du palais présidentiel en février 2008 à N’Djamena lors de leur grande offensive échouée! En effet, Kaddafi ne leur avait pas pardonné de l’avoir contourné pour aller s’appuyer sur l’aide massive du Soudan de El Béchir et tenter de prendre le pouvoir. Kaddafi préféra lier ses intérêts à ceux du gouvernement tchadien en place, en fournissant avec l’appui des avions français les armements nécessaires pour que IDI reprenne la main. Ainsi, le colonel Kaddafi deviendra garant de la stabilité relative que connaît notre pays depuis plus de deux années !
- D’une manière générale, sous le seul règne du « guide libyen », son pays aura acquis sur le Tchad et une grande frange de son élite, l’emprise d’une véritable puissance coloniale, avec des intérêts multiples et complexes, une influence respectée ou crainte et un droit de veto parmi les puissances qui décident de notre sort. Le Tchad est la colonne vertébrale de la CENSAD et celle-ci est l’œuvre quasi-exclusive du « guide » libyen, avec tout ce qu’elle charrie comme intérêts, au-delà du Tchad et en direction de l’Afrique. Ce qui se passe en Libye ne peut être vécu comme un simple spectacle d’actualités par les Tchadiens, et nous allons envisager les conséquences possibles.
Le colonel Kaddafi est, pour cette élite tchadienne qu’il a parrainée, comme Mitterrand pour la gauche française. La chute de Kaddafi et sa disparition aura des conséquences certaines et profondes sur le Tchad.
- D’abord, elle pourrait marquer la fin d’une époque de « parrainage facile et systématique » voire de « baraka » pour toute cette élite tchadienne dite politico-militaire et confessionnaliste qui doit son émergence et son ascension depuis plus de trois décennies, notamment à la disponibilité du régime libyen actuel. Il n’est pas sûr qu’un gouvernement des insurgés en Libye ait les mêmes visions et intérêts et reprenne à son compte les acquis du colonel Kaddafi, notamment au Tchad. Au contraire, comme c’est la coutume dans ce type de changement radical, de nouveaux rapports très distants et méfiants risqueraient de prévaloir pendant de longues années entre les élites des deux pays voisins et frères. De ce fait, les libyens se préoccuperont plus de la reconstruction de leur pays que du soutien à des aventures étrangères. Or, Kaddafi garantissait le refus de la « démocratie clé-en –main » utilisée comme moyen de pression par les Occidentaux, en fournissait les moyens de résister à ces pressions.
- Le sort de la CENSAD et des intérêts libyens au Tchad reste problématique : un gouvernement des insurgés à Tripoli, personne ne sait sur quelle base idéologique il se fondera. Au vu du coût de ce changement radical de régime, on pourrait penser que l’héritage extérieur de Kaddafi ne sera pas revendiqué par de tels successeurs. Au contraire, ils seront occupés de réclamer les avoirs libyens et considérer avec hostilité les pays ou gouvernements africains hésitants ayant entretenu de bonnes relations avec le « guide ». Le Tchad se trouverait donc, par son poids et sa position, au cœur de cette incertitude.
- Le déclin annoncé de l’influence libyenne sur le Tchad et la zone dite CENSAD risquerait de fragiliser considérablement la position des gouvernements africains devant les pressions occidentales. En effet, c’est presqu’une revanche que les Occidentaux seraient tentés de prendre, en profitant du vide laissé par le bouillant colonel de Syrte. Et comme les perdants ont toujours torts, les pro-Kaddafi devront s’adapter à la nouvelle donne qui se met en place dans tout le Maghreb et le Proche Orient arabe. Comment les nouveaux pouvoirs révolutionnaires de « la rue arabe » pourraient-ils nouer des relations « privilégiées » avec des régimes africains qui se retrouvaient mieux avec les perdants Ben Ali, Moubarak et consorts ? L’incertitude est très grande…
- Un exemple concret d’incertitude est le complexe islamiste promis par le colonel Kaddafi au clergé musulman tchadien, et pour lequel le site de l’hippodrome de N’djamena a été exproprié pour raison « d’utilité religieuse » : voilà un projet typiquement « vision kadhafienne » dont on peut douter de la suite si les choses finissaient mal pour le « guide ». Il peut y en avoir d’autres au Tchad et dans d’autres pays, et pas seulement des projets sur le plan religieux mais aussi économique, social… Cela va être durement ressenti dans ces pays-là, car le colonel Kaddafi fait ce que les autres ne font pas !
- Enfin, il y a le sort de notre colonie en terre libyenne qui inquiète, non seulement dans la phase actuelle des affrontements mais aussi pour les relations futures. En effet, autour de ces rumeurs de mercenariat africain tuant des Libyens, ce sont les préjugés défavorables et les prismes négatifs qui se mettent en place dans l’esprit du citoyen libyen révolté, et qui risqueraient de déterminer le sort de centaines de milliers de Tchadiens vivant sur le sol libyen depuis longtemps, dont beaucoup sont originaires des régions septentrionales. Si jamais ces derniers devraient être obligés de se replier massivement sur le Tchad, de nouveaux et gros problèmes vont faire jour ici…
L’analyse présente n’est que superficielle et aléatoire. Cependant, nous voulons nous soustraire des passions « pour ou contre Kaddafi » pour attirer l’attention de nos compatriotes que les évènements actuels chez le grand voisin du Nord auront des répercussions certaines sur nous, quel qu’en soit l’issue. Mieux vaut prévenir que guérir, vu l’ampleur des relations tissées par l’histoire, la géographie et la culture entre les deux pays. Et ayons tous un regard et une attitude responsable pour préserver ce qui doit l’être pour notre pays, tout en souhaitant au peuple libyen de retrouver rapidement la paix, la justice et l’unité auxquelles tout peuple aspire légitimement !
Contribution de Enoch DJONDANG