Que pourrait devenir la Libye (et l’Afrique noire) dans un proche avenir ?
Avec les dernières évolutions (Résolution du Conseil de Sécurité/Nations Unies, frappes ciblées et divergences entre les puissances), les scénarii suivants pourraient se vérifier par la suite :
- Si les insurgés ne démontrent pas leur capacité à renverser le régime de Kadhafi par leurs propres forces rapidement, ils se feront de facto complices de la destruction des principales infrastructures assurant la souveraineté internationale de leur pays et auront contribué à son affaiblissement durable. L’exemple de l’Irak est encore d’actualité : la neutralisation de la dictature du parti Baas irakien a servi de paravent pour une destruction massive des infrastructures de base, cependant, les envahisseurs-libérateurs n’ont jamais eu la volonté réelle de restaurer et d’améliorer les conditions basiques d’existence des Irakiens abandonnés à leurs vieux démons ;
- Même si les frappes dites ciblées s’arrêtaient, la suite des évènements sera difficile pour l’ensemble du peuple libyen, en ce sens qu’il y a risque évident de glisser vers une sorte de « somalisation » durable entre les camps favorables ou opposés à Kadhafi : il faudra se battre clan contre clan, quartier contre quartier, pour qu’un camp prenne définitivement le dessus, et à quel prix ? Dans l’hypothèse d’un attentat interne fomenté par l’entourage du dictateur pour le neutraliser et arrêter les hostilités, encore faudrait-il que les extrémistes des deux camps soient prêts à faire la paix après tous les morts qu’il y aurait pour le changement ?
- L’absence d’administration classique comme dans tout Etat normal et la disparition du système des comités populaires de la « Jamahiriya » en vigueur depuis quatre décennies vont se combler très lentement et péniblement, car il faudra que les Libyens s’entendent sur un nouveau cadre d’administration publique, en plus d’une constitution et s’habituent aux règles de son fonctionnement. Deux générations de Libyens ont été façonnées dans ce système de gouvernance singulier de « Jamahiriya », la conversion aux valeurs républicaines ou post-monarchistes selon, prendra du temps ;
- Dans le même ordre d’idées, il leur faudra créer des partis politiques, des associations, des syndicats, pour remplacer le système de gestion de tribus et d’allégeance, construire une vie publique démocratique sans exclusion ni discrimination ; pour le moment, on a l’impression que les insurgés n’ont d’autres références que les vestiges de la monarchie renversée en 1969 par Kadhafi ;
- Le problème des minorités d’origine subsahariennes, nombreuses dans le sud libyen, notamment des Tchadiens et des ressortissants des pays sahéliens, à qui Kadhafi aurait accordé des privilèges et même la nationalité et au sein desquelles il puiserait l’essentiel des éléments de sa « légion islamique » instrument de déstabilisation internationale depuis plus de trois décennies : les rapports entre ces communautés et les « vrais » libyens risqueraient d’être très difficiles, voire que ces immigrés n’auront plus droit de cité paisible en Libye : considérés comme des subversifs dangereux par leurs pays d’origine pour avoir participé aux différentes rébellions (Tchad, Niger, Mali, etc.), pourront-ils y revenir et y trouver les conditions de réinsertion nécessaire tels qu’ils étaient en Libye ?
- Il est évident qu’à la fin des évènements actuels tendant à renverser le dictateur de Syrte, c’est une Libye très affaiblie, en partie détruite, divisée et instable qui restera : une aubaine pour les « coalisés » d’aujourd’hui qui n’auront aucune peine à en partager la dépouille autour des gisements pétroliers pour se rembourser la facture de leur intervention « généreuse », pendant que les Libyens devront trimer dur pour reconstruire leur pays ;
- Quelque part, les Ivoiriens seraient en train de glisser inéluctablement vers un schéma assez proche de celui-ci pour une question de pouvoir : la nette fracture entre les Ivoiriens du Nord, discriminés et confondus aux étrangers sahéliens à dessein par le camp Gbagbo, ne pourrait être camouflée par un discours pseudo-nationaliste et anti-français savamment distillé en direction des élites africaines pour s’accrocher au pouvoir. Si l’on ne peut cohabiter pacifiquement avec son compatriote du Nord et majoritairement musulman, on ne pourrait s’inscrire parmi les vrais nationalistes africains qui, eux (Lumumba, N’Nkrumah…) n’ont pas développé de tels faux jeux de discriminations rampantes dans leur pays pour s’accrocher au pouvoir. Et puis, ne vaudrait-il pas mieux quitter un pouvoir qu’on sait avoir perdu loyalement, pour préserver ses acquis historiques dans le temps, que de créer une situation de confusion qui débouche sur des violences, des confrontations armées et enfin sur l’interventionnisme de la Dame « Communauté internationale » ?
- Qui doit-on applaudir en Libye ? Les forces coalisées ou la jeunesse libyenne insurgée ? La France, que certains Libyens ne cessent de remercier naïvement, n’a pas encore présenté sa facture et l’intérêt de son implication. Elle a vu juste qu’il y avait un espace à récupérer avec la chute de Kadhafi et qu’il fallait prendre les devants, pour une fois que les autres puissances rivales hésitaient encore. Cela est payant à moyen terme et le prochain pouvoir libyen en sera redevable. Elle n’est pas dans son pré-carré, donc il lui est plus facile de faire passer la pilule aux Libyens pressés par la menace d’extermination de la part des forces de Kadhafi.
- Mais la même France ne bougerait pas dans ses pré-carrés d’Afrique subsaharienne où elle dispose pourtant déjà de forces militaires suffisantes pour dissuader les potentats de tirer sur leurs populations. Non seulement elle restera étrangement muette, mais il arriverait souvent et incognito qu’elle aiderait même ces potentats à faire du travail propre et efficace de répression pour préserver leur pouvoir et ses intérêts immédiats. Dans ces cas, la réaction officielle de Paris sera : « c’est une affaire intérieure », ou « nous avons recommandé à X dictateur d’aller mollo-mollo avec ses opposants » ou encore « proposer son expérience » dans la chasse aux opposants (ex. Tunisie), quand des dizaines seraient déjà entassés dans des fosses communes. Alors, même si nous sommes tous contre les faits de massacres des forces de Kadhafi, comme d’autres dictateurs, nous restons prudents sur la suite des évènements, tant que les Libyens ne reprennent pas en main le cours de leur destinée, comme l’ont déjà prouvé les Tunisiens ou les Egyptiens.
- Ce n’est pas parce qu’au Maghreb et au Proche Orient arabe, la répression brutale des révoltes des jeunes a entraîné ces processus de révolution authentique dans ces pays que, par snobisme, il en sera de même dans les pré-carrés néocoloniaux d’Afrique subsaharienne ? Loin de nous l’idée que les Noirs seraient incapables de mener des changements majeurs de cette ampleur, car il y eu des exemples historiques connus ! Nous voulons dire simplement que les répressions brutales voire par massacres de citoyens révoltés ou assimilés à des ennemis du pouvoir en place sont monnaie courante dans ces pays africains. Souvent, avec l’aide des puissances néocoloniales et des firmes concessionnaires multinationales, ces évènements sont étouffés « proprement » en langage barbouze, sans trace dans les actualités, avec zéro mort dans les télégrammes diplomatiques quand il y a eu cent, etc. Les opposants doivent s’exiler et sont ainsi neutralisés et sous contrôle.
- Alors, est-ce que les nouvelles générations de l’Internet seront-elles en mesure, dans chacun de ces pays de non-droit, de suivre l’exemple de ceux du Maghreb et réussir ? Il y aurait un « Hic ! » quelque part, une sombre présomption de sacrifices humains excessifs préalables avant qu’un mouvement de révolte populaire ne trouve un écho médiatique équivalent à ceux des pays arabes. Car, malgré leur verrouillage, les pays arabes ont conservé un fond d’ancrage fort à leur culture et leur histoire qui les conforte pour aller jusqu’au bout de leur logique. A l’inverse, les pays africains ne sont mêmes pas auteurs de leur histoire qu’ils lisent à travers les prismes de leurs anciens maîtres, avec des élites malades du pouvoir. Dans ces conditions, il est souvent facile d’utiliser les contradictions et antagonismes internes pour étouffer les luttes libératrices, un exemple parlant étant celui de Lumumba entre autres.
- Au Tchad, des dizaines de tentatives de rébellions armées ont fini dans les WC de l’Histoire en simples luttes fratricides entre clans armés pour le pouvoir, incapables de capitaliser les vrais attentes des populations en forces de propositions républicaines, de donner l’exemple du brassage et de l’unité nationale dans leurs propres rangs et de se libérer des préjugés moyenâgeux. De même, les partis politiques civils, après avoir instauré une démocratie corporatiste (pas d’élus indépendants), contribuent à la consolidation des clivages néfastes à l’émergence d’une société citoyenne progressiste et libre, et à la rétrogradation de l’intérêt populaire pour un processus électoral débouchant sur un pesant statu quo dangereux. Après un tel passage à vide de l’Histoire, il va falloir beaucoup réfléchir avant d’entreprendre de nouvelles aventures collectives, non pas qu’elles soient impossibles ou inopportunes, mais simplement pour ne pas finir par « chier » dessus, comme tant de fois passées !
- La jeunesse tchadienne est fondée, en tout point, à revendiquer ici et maintenant sa place sur l’échiquier national (elle est majoritaire), après avoir été instrumentalisée dans les luttes fratricides et laissée pour compte dans la navigation à vue générale du pays ; cependant, elle devrait tirer tous les enseignements sur le passé récent, bien baliser sa vision pour ne pas tomber dans des pièges grossiers où elle aurait servi de faire-valoir pour les autres contre elle-même ! En effet, la classe politico-militaire tchadienne usée et impitoyable, telle une horde de vautours, n’hésitera pas un instant à profiter des cadavres de jeunes sacrifiés pour se repositionner comme d’habitude au soleil. Si la jeunesse tchadienne voudrait prendre ses responsabilités, que ce soit par rapport à son propre sort présent et futur, ce qui lui sera légitime et non manipulable : Conseils d’un pionnier de la quête de liberté et de dignité que nous assumons pleinement !
- L’analyse des traits communs aux mouvements de jeunesse au Maghreb révèle ceci : 1) des manifestations publiques à découvert, avec le risque accepté de se faire massacrer, 2) l’utilisation des NTIC pour faciliter la coordination et le suivi de l’opinion internationale, 3) le respect du patrimoine national et 4) la réprobation de la violence. Il ne s’agit pas de se cacher derrière des pseudos dans un pays d’accueil et de débiter des âneries répugnantes et dépourvues d’arguments contre tel ou tel sur le Net, comme le font à cœur joie sans aucun résultat nos compatriotes depuis. Trois repères pour tenter de jauger le cas des Tchadiens : (i) le souvenir de la panique du 22 mars 2006 où N’Djamena fut sens dessus-dessous suite à un seul coup de feu inaudible, (ii) la rage de détruire le patrimoine national pendant les évènements de février 2008 et (iii) l’étrange indifférence générale après le constat confirmé de la disparition d’un leader politique et d’un millier de compatriotes suite auxdits évènements : voilà la spécificité tchadienne, pour le moment et jusqu’à preuve du contraire ! Alors, quand depuis des années, les étudiants grèvent pour que l’année académique ne soit plus élastique, ils sont seuls face aux grenades lacrymogènes et aucun parti politique n’a fait du règlement du problème universitaire sa priorité, préférant le partage des postes au gouvernement et ailleurs. De même, quand les magistrats grèvent en ce moment pour la restauration de l’indépendance du pouvoir judiciaire, ils sont seuls alors que tous les partis le promettent dans leurs programmes couper-coller ! Pas de snobisme aveugle, faut être responsable !
Il y a beaucoup de leçons à tirer de ce qui se passe en ce moment en Libye : ce dilemme propre aux Etats africains et qui voudrait que, pour régler des problèmes récurrents de dictatures féroces et de refus de l’alternance, les peuples opprimés et à bout n’aient d’autres choix que de se prêter au jeu de l’interventionnisme étranger pour détruire encore davantage leur patrimoine national et les insignes de leur souveraineté confisqués par une minorité, le résultat étant, en fin de compte une remise aux enchères du pays au profit de l’impérialisme et du néocolonialisme et les espoirs déçus de peuples sacrifiés !
Enoch DJONDANG
enochdjo@yahoo.fr
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