Libye : les dessous de la diplomatie parallèle – Armées
Lorsque François Hollande dénonce « l’opacité et la diplomatie parallèle » du gouvernement Sarkozy, le Premier secrétaire du parti socialiste feint d’ignorer qu’il pourrait également s’en prendre à d’autres chancelleries occidentales qui n’ont pas attendu Paris pour la pratiquer depuis des années avec Tripoli.
Les contacts discrets de la France avec la Libye n’ont pas commencé avec le premier voyage de Cécilia, l’épouse du président de la République, au cœur de l’éte 2007, mais dès octobre 2002 lorsque Dominique de Villepin, alors ministre des Affaires étrangères, s’est rendu sur place pour obtenir de Khadafi qu’il cesse d’interférer militairement au Tchad et en Côte d’Ivoire. Le ministre suggérait en même temps une cessation de l’embargo occidental qui pesait sur le commerce avec la Libye. Embargo justifié par la participation active des seconds du colonel dans des attentats qui avaient fait de leur pays un État terroriste.
Furent citées la catastrophe aérienne en 1988 de Lockerbie en Écosse, puis celle du DC10 de la compagnie française UTA au Niger. Mais la plupart des journaux internationaux ont oublié qu’en 1956 déjà une discothèque fréquentée à Berlin par des officiers alliés avait été ravagée par une explosion mise au point par des agents libyens.
Il est entendu dans ce nouveau siècle, comme durant le précédent, que la morale n’a rien à voir avec la diplomatie, parallèle ou non. Sur ce point, les représentants des intérêts pétroliers et gaziers britanniques et américains n’ont pas attendu l’intervention de la France pour manifester leur désir de renouer avec la Libye, dont les réserves en pétrole, selon les experts les plus qualifiés, pourraient à elles seules couvrir huit années des besoins des États-Unis. S’ajoutaient à cette vision réaliste l’inquiétude des services secrets occidentaux de savoir que, dans l’ombre, le colonel Kadhafi négociait avec le savant pakistanais Abdul Kadir Khan, connu pour avoir procuré à cinq pays au moins, dont la Corée du Nord, les moyens de fabriquer l’arme nucléaire. La Libye envisageait de développer des armes de destruction massive, intention qu’on prêtait à Saddam Hussein et non au chef d’État libyen jusqu’à ce qu’on découvre ses rapports avec le Pakistanais.
Les rendez-vous secrets de Londres
C’est au fils aîné de Kadhafi, Saïf al-Islam, qu’on doit d’avoir persuadé son père d’abandonner ses rêves de destruction d’un monde qui s’opposait à ses projets. Aïf a suivi une partie de ses études à la London School of Economics. Il a donc été imprégné des analyses et des méthodes du socialisme fabien, lesquelles consistent à ne jamais prendre de front un éventuel adversaire.
Un autre personnage a joué un rôle important dans l’évolution de la pensée de Kadhafi : le chef de ses services de renseignement, Musa Kusa, qui a fait des études à l’université américaine du Michigan, puis s’est trouvé en poste d’ « observation » à l’ambassade de Londres… d’où il fut expulsé. Les services secrets britanniques avertirent aussitôt les Français que sa mutation à Paris ne calmerait pas son excessive curiosité. Les années passèrent, alourdies par l’embargo allié. Tripoli, qui jusqu’alors entretenait de bonnes relations avec les pétroliers anglo-américains, souffrait plus qu’on ne l’imagine de la rupture avec le savoir-faire occidental, car il fallait rénover les conditions d’exploitation du pétrole et du gaz afin d’assurer son développement.
Saïf al-Islam, conseillé par Musa Kusa, profita de ses relations à Londres pour prendre contact en mars 2003 avec deux officiers du MI-6, l’espionnage anglais dans le monde. Dès leur rencontre dans les salons feutrés de l’Hôtel Mayfair, le fils de Kadhafi a joué cartes sur table : son père renoncerait à toute activité terroriste et surtout à ses projets nucléaires en échange d’une « réconciliation » qui impliquait le retour des compagnies pétrolières en Libye. Les propositions de Saïf étaient si précises, il fut si convaincant, que ses interlocuteurs demandèrent à Sir David Manning, alors conseiller du Premier ministre Tony Blair, d’examiner la situation. Les échanges de vue grimpèrent au plus haut échelon. Dès avril 2003, ils débouchèrent sur une entrevue aux États-Unis entre Saïf, Musa Kusa et George Tenet, alors directeur de la CIA, en présence de Sir Richard Dearlove, le « grand patron » du MI-6. Il fallait vérifier sur place « les bons sentiments » de Kadhafi. C’est-à-dire le démantèlement des projets nucléaires et d’autres armements sophistiqués. Se posait aussi le cas des infirmières bulgares, dont les dossiers d’inculpation avaient été fabriqués.
Il faut comprendre ici la psychologie de Kadhafi. Il avait été très ébranlé par les bombardements-éclair américains sur son palais. La mort l’avait frôlé de près. Plusieurs des siens avaient péri. Les pressions de son fils s’ajoutaient aux rapports réalistes sur la situation internationale que lui soumettait régulièrement Musa Kusa. À partir de l’année 2004 et durant toute l’année 2005, les compagnies américaines faisaient savoir qu’elles étaient prêtes à reprendre pied en Libye. Ainsi la Marathon Oil, Amerada Hess, Conoco, Philips, Total du côté français, piétinaient aux portes d’un pays dont elles connaissaient les ressources. Des experts vérifiaient la bonne volonté des Libyens. Du temps était nécessaire. Mais en octobre 2004, les sanctions commerciales furent pratiquement levées, avec effets concrets dès le début de l’année 2005.
C’est le moment où déjà Nicolas Sarkozy et ses amis dévoués ou occultes à la DGSE et à la DST avaient un œil sur le dossier libyen, et où Sarkozy entrait en campagne pour prendre d’assaut la présidence de la République. Les scientifiques attachés en Libye aux projets nucléaires avaient révélé aux Britanniques et aux Américains l’emplacement de leurs cinq centres ultra-secrets, au sud de Tripoli. L’Union européenne était prête à entrer dans la danse de la « réconciliation », c’est-à-dire à élaborer un « partenariat » économique et commercial, dont profiteraient toutes les parties.
L’Italie, l’Allemagne, la Tunisie, la Turquie entraient dans les circuits d’affaires soudain ouverts à Tripoli. Pourquoi la France aurait-elle été écartée de cette ouverture ? L’astuce a été de s’introduire à temps dans une « diplomatie parallèle » qui mêlait l’humanitaire et le spectaculaire, en flattant Kadhafi, que l’on sait très sensible au charme féminin, autant qu’aux hommages dus à son rang depuis qu’il s’est emparé du pouvoir il y a maintenant plus de quarante ans.
Pierre de Villemarest – Membre de l’Amicale des anciens des Services spéciaux de la Défense nationale (ASSDN) avec Max Saint John.