AFRIQUE. La peur du médecin blanc -Courrier International
En Occident, l’affaire des infirmières bulgares a été perçue comme une manipulation de la part des Libyens, qui ont condamné des innocents. Pourtant, estime «The New York Times», cette histoire reflète aussi la peur qu’inspire la médecine occidentale en Afrique.
Mardi 7 août 2007
Harriet A. Washington, Courrier International
Pour les Occidentaux, le rapatriement vers la Bulgarie de cinq infirmières et d’un médecin emprisonnés par les Libyens depuis plus de huit ans n’est que justice. Ces soignants, condamnés à mort en mai 2004 après avoir été reconnus coupables d’avoir transmis volontairement le virus du sida à des centaines d’enfants, ont donc été libérés, et une crise internationale évitée.
Mais pour beaucoup d’Africains, ces accusations – validées par des aveux dont des soignants ont dit qu’ils avaient été extorqués par la torture et la promesse de verser aux familles des enfants contaminés un dédommagement de 426 millions de dollars – sont tout à fait plausibles. La libération de ces travailleurs médicaux n’est à leurs yeux que le dernier rebondissement d’un long cauchemar sanitaire qui voit des médecins et infirmières blancs formés en Occident faire du mal aux Africains – en toute impunité.
Les preuves réunies contre l’équipe médicale bulgare, entre autres des fioles contaminées par le VIH trouvées dans leurs appartements, semblent grotesques aux yeux des Occidentaux. Mais, en balayant d’un revers de la main les accusations de faute médicale grave portées par la Libye, on manquerait une occasion de comprendre pourquoi de tels soupçons pèsent sur la médecine en Afrique. Le fait est que le continent a eu affaire à un certain nombre de médecins occidentaux doublés de criminels, qui ont intentionnellement administré des produits mortels sous couvert de prodiguer des soins ou de mener des recherches.
En mars 2000, Werner Bezwoda, chercheur sur le cancer à l’université de Witwatersrand, en Afrique du Sud, a été renvoyé après avoir réalisé des expériences en administrant de très hautes doses de chimiothérapie à des patientes noires atteintes de cancer du sein, sans doute sans les en avoir informées ni avoir obtenu leur consentement. Au Zimbabwe, en 1995, Richard McGown, un anesthésiste écossais, a été accusé de cinq meurtres et reconnu coupable de la mort de deux nourrissons auxquels il avait injecté des doses mortelles de morphine. Et le docteur Michael Swango, condamné pour meurtre après avoir plaidé coupable d’avoir tué trois patients américains en leur injectant des doses létales de potassium, est soupçonné d’avoir causé la mort de soixante autres personnes, dont beaucoup au Zimbabwe et en Zambie dans les années 1980 et 1990 ? il n’a jamais été jugé pour les accusations concernant l’Afrique.
Ces médecins tueurs sont bien connus sur tout le continent africain, mais le plus tristement célèbre est Wouter Basson, qui dirigea le Project Coast, le service sud-africain chargé des armes chimiques et biologiques pendant l’apartheid. Le docteur Basson fut jugé pour avoir tué des centaines de Noirs en Afrique du Sud et en Namibie de 1979 à 1987, souvent par injection de poisons. Il n’a jamais été reconnu coupable par les tribunaux sud-africains, alors que ses lieutenants ont livré des témoignages fournis et circonstanciés sur les crimes médicaux qu’ils avaient commis sur des Noirs.
La médiatisation de tels agissements a contribué à l’expansion dans toute l’Afrique d’une peur de la médecine, y compris dans des pays où les médecins occidentaux n’ont jamais été très nombreux. Une peur que l’on ne peut guère se permettre sur un continent où l’accès aux soins est si difficile. Un quart des malades de la planète se trouvent en Afrique subsaharienne, mais seulement 1,3 % du personnel soignant mondial. Selon les normes établies par les Nations unies, il faut au minimum 2,5 travailleurs médicaux pour 1 000 habitants, mais seuls six pays d’Afrique atteignent ce quota.
De ce fait, la méfiance à l’égard des soignants occidentaux a des conséquences directes. Ainsi, la poliomyélite progresse depuis 2003 au Nigeria, au Tchad et au Burkina car beaucoup refusent la vaccination, convaincus que les vaccins sont contaminés par le virus du sida ou contiennent des produits stérilisants. Des craintes qui pourraient sembler fantasques ? n’étaient les témoignages de scientifiques ayant travaillé pour le Project Coast de Wouter Basson, qui ont reconnu que trouver des moyens de mener une stérilisation clandestine et sélective des Africains faisait partie de leurs priorités.
Ces tragédies mettent aussi en lumière les difficultés auxquelles doit faire face le personnel médical, qui, aussi idéaliste soit-il, travaille parfois dans des conditions insalubres dangereuses pour les patients. Des soignants occidentaux bien intentionnés doivent parfois utiliser des aiguilles mal nettoyées ou non stérilisées, pour la simple et bonne raison qu’il n’y en a pas d’autres. Ces aiguilles peuvent transmettre (et transmettent effectivement) des infections comme le sida, venant ainsi étayer l’idée que la médecine occidentale peut être mortelle, même involontairement.
Si l’Organisation mondiale de la santé (OMS) assure que la réutilisation de seringues non stériles n’est responsable que de 2,5% des nouvelles infections au VIH en Afrique, une étude menée en 2003 par The International Journal of STD and AIDS « Revue internationale des MST et du sida » a montré que pas moins de 40 % de ces infections en Afrique étaient causées par des aiguilles contaminées utilisées au cours d’un traitement médical. Quoi qu’il en soit, même en prenant l’estimation basse de l’OMS, il s’agit de dizaines de milliers de cas.
Plusieurs revues scientifiques prestigieuses telles que Nature ont avancé que les enfants libyens avaient effectivement été contaminés par la réutilisation d’instruments médicaux mal nettoyés, et ce bien avant l’arrivée des infirmières bulgares dans le pays. Si tel est le cas, les accusations de la Libye faisant état d’une infection iatrogène, autrement dit provoquée par le personnel médical, sont fondées. L’acte n’était peut-être pas intentionnel, mais, quand on connaît le passé de la médecine occidentale en Afrique, l’idée d’une infection délibérée n’a rien de paranoïaque.
Certes, la grande majorité des soignants occidentaux exerçant en Afrique sont animés de bonnes intentions ; il faut saluer leur travail et non les montrer du doigt. Mais la maxime « le silence, c’est la mort » n’a sans doute jamais été aussi vraie que dans cette affaire. Nous fermons les yeux sur une de nos responsabilités dans le seul but de défendre la masse des médecins occidentaux innocents contre ceux qui les soupçonnent de propager les maladies au lieu de les traiter. Or nous devrions porter sur la méfiance des Africains un regard respectueux et prendre acte du fait qu’elle est le résultat des méfaits d’une poignée de monstres et des écueils parfois fatals auxquels est confrontée la médecine dans des conditions difficiles. En persistant à traiter par le mépris ces craintes justifiées, nous risquons de semer davantage la maladie et la mort.