Tchad: l’Eufor sans l’euphorie : Ciné-brousse – L’Express
Vincent Hugeux, grand reporter à L’Express, est au Tchad, où se sont déployées les forces européennes de l’Eufor, qui ont pour mission de protéger les populations. Pour LEXPRESS.fr, il raconte son périple. Premier épisode à Troan, à une centaine de kilomètres à l’est d’Abéché. A Troan, en ce dimanche soir, on ne jouera pas Kirikou et le Sorcière, mais Darat, Saison sèche, film austère et poignant du cinéaste tchadien Muhammad Saleh Haroun.
L’écran, un vaste tableau blanc, trône sur l’héliport de fortune, entre l’école sans instituteur de cette sous-préfecture de 500 âmes et un piton rocheux drapé dans son éboulis millénaire. Le relief du département de l’Assongha peut sembler un rien falot aux Chasseurs alpins du 7e BCA déployés en ces lieux; mais ils se consoleront en mesurant les écueils d’une tâche himalayenne.
A qui le village d’ethnie ouaddaï, perché à une centaine de kilomètres à l’est d’Abéché (est), doit-il cette veillée ciné-brousse? Au « Bataillon Centre » de l’Eufor, la force européenne censée protéger depuis mars, ici comme dans le nord-est de la République centrafricaine, réfugiés, déplacés et autochtones, victimes directes ou collatérales du calvaire du Darfour soudanais, de conflits ancestraux et de l’anémie chronique de pays sans Etat.
La séance dominicale est prévue à 18h30. Dans l’immédiat, le spectacle tombe du ciel. Dans le sillage d’un hélico Mi-17 polonais, qui largue sa cargaison de journalistes. Puis dans celui du Puma du général de Brigade Jean-Philippe Ganascia, commandant de la Force.
Sous l’ombre chiche d’un acacia, villageois coiffés d’un chèche blanc et gamins en djellaba contemplent le ballet des hélicos. « Là où est l’Eufor, admet un ancien, il n’y a plus de coupeurs de route ». Allusion aux brigands armés, bandits de grand chemin ou soldats en rupture de ban, qui volent le bétail et rançonnent au gré des pistes voyageurs et paysans. Constat rassérénant aussitôt battu en brêche. L’un raconte la récente embuscade de Garoual, « à 5 km d’ici »: 3 tués et un blessé, soigné dans le dispensaire de Troan. L’autre évoque les attaques de les femmes en quête de bois de chauffage, en lisière du camp de réfugiés de Gaga, ou le viol d’une fillette. « C’est la police tchadienne qui devrait agir, soupire Rachid. Mais elle est complice. Les voleurs, on les connaît. Des gars du coin. Intouchables. »
Une complainte qu’entendra à son tour Ganascia le Saint-Cyrien. Derrière l’arbre à palabres, qui bourdonne du chuchotis feutré des sages, voici la hutte de paille où le sous-préfet du cru, Issika Adoum, et le chef de canton, Abdousalam Mohammad, reçoivent leur visiteur deux-étoiles. L’un et l’autre ont pris place derrière un pupitre d’écolier. Les corps sont un peu à l’étroit, mais rien ou presque ne corsète la parole. « Pas une semaine sans un tué ou un vol de boeufs, commence le sous-préfet. Nous demandons à l’Eufor de s’impliquer davantage, de multiplier ses patrouilles. Bien sûr, votre présence est dissuasive et restaure un peu la confiance. Bien sûr, vous n’avez pas pour mission de pourchasser les malfrats, ou de faire le travail à notre place. Bien sûr, ce sont les forces de défense et de sécurité tchadiennes qui devraient prendre les choses en main. Mais ici règne l’impunité. On vole et on tue au nez et à la barbe de votre Force. »
« Depuis cinq mois, renchérit en arabe son voisin, j’ai perdu 16 hommes et plus de 2000 têtes de bétail. » Nulle précaution oratoire chez le chef de canton. Lui dénonce l’incurie de N’Djamena, les tueurs que l’on n’arrête ni ne traduit en justice, « ces gens qui veillent sur les affaires de leur clan plutôt que d’accomplir leur mission. » « Ici, poursuit-il, mieux vaut se taire que parler ». Menacé au point d’avoir trouvé refuge deux mois durant chez le gouverneur, Absousalam parle pourtant. Et adresse à l’officier supérieur français une ultime requête: « Faites-vous nos interprètes auprès des autorités tchadiennes. Que notre gouvernement nous envoie des hommes capables ».
Message reçu cinq sur cinq. Si les réponses du général Ganascia se veulent modestes et respectueuses, l’engagement est là. « Avec votre aide, promet-il, je vous donne ma parole que nous ferons tout ce que permet notre mandat pour combattre l’insécurité ».
Le Puma a repris l’air. Le marché, en contrebas, somnole sous le cagnard. A en croire Ahmat, à-demi allongé au beau milieu de son étal de vêtements, les prix flambent, mais l’espoir, lui, n’a plus cours. « Dès que l’Eufor sera partie, les voleurs reviendront. Ils sont là, dans les parages. Beaucoup servent trois mois sous l’uniforme de l’ANT -l’Armée nationale tchadienne-, puis désertent et se font bandits. Ce sont des Zaghawas, de la famille du président Idriss Déby. Personne ne peut rien contre eux. Le pays marche à reculons. Et il en sera ainsi tant que durera ce régime. »
Darat, saison sèche. Programmation de circonstance. La période des pluies touche à sa fin. Et nul ne l’ignore ici: quand le mil est en sacs, quand l’herbe se fait paille, quand la terre devient poussière et qu’il ne reste du wadi fangeux qu’un lit terne et craquelé, alors revient le temps des raids rebelles. Pour le prochain ciné-brousse, on aura donc le choix entre La loi des armes et Apocalypse now.