Pandore jeta sa boîte sur Gardolé – Acheikh IBN-OUMAR
16 septembre 1963, trois années après l’indépendance et ses rêves dorés, Fort-Lamy, la fière capitale de la jeune république du Tchad, connut un bain de sang qui marqua le basculement de notre pays dans une folle spirale d’instabilité et de déchirements. Depuis cette date, la lutte politique, comme une déesse maléfique et insatiable, exige de chaque génération, une lourde « Zakat » de cadavres et de sang.
Le drame fut déclenché par la tentative d’arrestation des trois dirigeants de l’opposition : AHMED KOULAMALLAH, DJIBRINE KHÉRALLAH et JEAN BAPTISTE.
Nous étions des enfants mais nous avons gardé un souvenir vivace de ces évènements et en fûmes profondément marqués pour la vie.
Cependant, à mon témoignage personnel, je préfère, ici, reprendre celui du professeur KHAYAR OUMAR DEFALLAH, qui se trouva ce jour-là vraiment dans l’œil du cyclone. C’est ce qu’il relate dans son livre autobiographique « Fils de nomade» (édit. L’Harmattan)
Extraits :
« Le 16 septembre 1963 a commencé comme toutes les journées de fin de saison de pluies lamyfortaines […] Nous avions l’habitude de prendre notre déjeuner chez le fils aîné de DJIBRINE KHÉRALLAH […] A 13 heures 20 minutes, débarque MARCEL tout essoufflé et ému, pouvant à peine parler. L’objet du trouble : Papa DJIBRINE KHÉRALLAH était en train de se battre avec des policiers !
Comme un seul homme, nous sortîmes de la chambre […] Nous trouvâmes M. DJIBRINE KHÉRALLAH blessé à la paume droite tenant un couteau en main, suite à une altercation avec les policiers venus l’arrêter.
14 heures : les voisins accoururent de toute part pour s’informer de ce qui se passait. M. DJIBRINE KHÉRALLAH qui s’attendait à être arrêté depuis son refus d’accepter le parti unique et surtout depuis son départ du Gouvernement, a toujours refusé la manière violente de résoudre les problèmes politiques. Il a expliqué aux visiteurs que ce qu’il refusait, était l’humiliation devant ses enfants. Il préférerait mourir que d’être enchaîné devant eux. En effet, lorsque l’inspecteur de police chargé de l’arrêter l’eût informé de l’objet de la mission, M. DJIBRINE KHÉRALLAH accepta d’être embarqué mais demanda de faire ses prières de Zohr. Pendant que M. DJIBRINE se préparait à ces prières, l’inspecteur appela trois policiers de son escorte et sortit des menottes dont il jouait comme des claquettes avec un air moqueur. Ces gestes ont énervé l’ex-député, Sénateur et Ministre. M. DJIBRINE KHÉRALLAH refusa net de mettre les mains au dos pour être enchaîné comme un vulgaire voleur de poulet. C’est la raison pour laquelle il prit son couteau et que les policiers détalèrent poursuivis par l’homme politique. Fou de colère, il donna un coup de couteau à un des pneus du « car gentil » abandonné par ses utilisateurs. La lame du couteau entailla la paume de la main droite.Il nous demanda d’aller informer son frère cadet SAKINE de la situation. Mission accomplie vers 15 heures.
L’arrivée de SAKINE a tendu l’atmosphère. Les femmes poussaient des youyous, certaines pleuraient, d’autres conseillaient la prudence et la patience […]
16 heures : une trentaine de policiers ont vite été dispersés par la foule qui grandit de minute en minute. Les premiers blessés et les premiers morts sont enregistrés au sein des manifestants. Il y a eu quelques policiers blessés qui ont eu la force d’échapper à la foule.
Vers 16 heures 15, M. JEAN BAPTISTE arriva sous les youyous et les ovations de la foule […] C’était un homme de paix, en paix avec lui-même qui venait aux nouvelles. Au même moment AHMED KOULAMALLAH arrivait au quartier GARDOLÉ, domicile de M. DJIBRINE KHÉRALLAH, accompagné de certains de ses parents. Les trois leaders n’avaient même pas eu le temps de s’isoler pour parler de ce qu’il fallait faire et quelle stratégie face à cette situation où se nouait le premier drame sanglant de la république du Tchad.
La foule grondait. Les jeunes gens étaient passés à l’action en coupant tous les fils de téléphone. Voitures, policiers, tout ce qui semblait appartenir à l’État était interdit à [l’avenue] Charles de Gaulle-de l’avenue Saint martin à l’hémicycle de la mosquée. Tous ceux qui avaient pris la parole poussaient à l’affrontement. Personne ne devait bouger, personne ne devait reculer, il fallait mourir ou être libre !
17 heures : la police soutenue par les pompiers chargeait. Echec, cris de joie des Baguirmiens, qui étaient à l’avant-poste. Les policiers et les pompiers abandonnèrent leurs [véhicules]. Quelqu’un, en voyant le mouvement de l’armée (face à l’actuelle pharmacie du canal), a proposé de faire exploser des fûts d’essence entre la troupe et les manifestants. M. JEAN BAPTISTE, perché sur une chaise, a fait comprendre à tous les dangers d’un tel acte ! « Non, nous ne pouvons pas faire exploser des fûts d’essence sur des Tchadiens. Nous avons nos poitrines et nos mains, qu’ils osent nous massacrer pour nous faire entrer dans l’histoire comme les premiers martyrs assassinés par la dictature de FRANÇOIS TOMBALBAYE. N’ayez pas peur. » Un silence dramatique s’installe. Quelqu’un entonnait «La Tchadienne» suivi par tous ceux qui savaient la valeur de ce chant, un autre se fiait à Allah et tout le monde entonna « Allahou Akbar ». Enfin, un dernier fit rappeler aux uns et aux autres que c’est du Tchad dont il s’agit. « Vive le Tchad ! À bas la dictature ! Oui à la démocratie ! »
Les deux faces de l’avenue Charles de Gaulle se mirent en marche de combat à mort où des deux côtés il n’y avait que des Tchadiens […] Le choc fut terrible ! Pendant presque trente minutes, on entendait que le bruit des armes qu’on charge, les balles qui sifflent et les douilles qui se fracassent sur les poteaux […] Partout il y a de la fumée.
18 heures : Tout est fini. L’avenue […] était couverte de cadavres, de blessés en râle, des blessés qui ont perdu des membres qui tentent de se mettre à l’abri, des blessés qui ont encore la force d’appeler à la lutte, des jeunes encore indemnes lançant des cailloux, en passant d’un angle de la rue à un autre, mais en réalité tout est fini. La force a prévalu.
Mardi 17 septembre 1963
Dès cinq heures, les rafales ont commencé : [Le quartier] Mardjan Daffack a été vidé de sa population (hommes et femmes). Les autres quartiers ont été touchés un peu plus tard […] [fin de l’extrait du témoignage de KHAYAR O. DEFALLAH]
Ne pouvant prétendre épuiser ici toutes les interprétations, les analyses, et parfois les polémiques, nées de cette douloureuse tragédie, je me limite à relever quelques confusions au niveau de l’information et avancer quelques réflexions.
CONFUSIONS DANS L’INFORMATION :
La première confusion a trait à l’enchaînement factuel des évènements. La version officielle, reprise dans tous les écrits, disait que le gouvernement avait décidé d’arrêter les trois leaders parce qu’ils tenaient une réunion illégale au domicile de DJIBRINE KHÉRALLAH. Le témoignage de KHAYAR O. DEFALLAH, confirmé par tous ceux qui étaient présents, et que rejoint ma propre expérience vécue ce jour-là, atteste qu’il n’y avait pas de réunion quand la police avait débarqué chez KHÉRALLAH. Les deux autres, AHMED KOULAMALLAH et JEAN BAPTISTE, n’étaient venus le rejoindre que par la suite, quand la nouvelle des premiers heurts avec la police avait déjà commencé à circuler à travers la ville, créant un regroupement spontané et massif.
Deuxième confusion : A propos du nombre des victimes. Les estimations vont d’une vingtaine de morts (version officielle) à quatre cents voire huit cents. Quant aux blessés, tout le monde s’accorde à les chiffrer à plusieurs centaines.
Cette incertitude quand au nombre de morts, s’explique.
Tout d’abord, il n y a jamais eu de commission d’enquête pour faire objectivement la lumière sur ces évènements.
Ensuite, il y avait plusieurs catégories de victimes.
Première catégorie: ceux qui étaient tombés sur le lieu principal de l’affrontement entre la masse de partisans des trois leaders et l’armée nationale. On peut penser que le chiffre de quelques dizaines de morts est assez plausible. KOULAMALLAH, au cours d’un entretien recueilli par MAHAMAT SALEH YACOUB, a parlé d’une trentaine de morts.
Deuxième catégorie de victimes: ceux qui furent tués ou blessés, les jours suivants, au cours des ratissages dans les divers quartiers (l’état d’urgence avait été décrété pour une semaine; et je me souviens que pendant cette période, toutes les nuits étaient ponctuées par des tirs de l’armée dont les échos parvenaient des quatre coins de la ville).
Troisième catégorie de victimes: ceux qui furent liquidés en dehors de la capitale, car des campagnes de chasse à l’homme étaient organisées dans certaines provinces pouvant abriter des «fauteurs de troubles».
Enfin, dernière catégorie qu’on a tendance à oublier, ce sont les agents de l’État, essentiellement des ressortissants du Sud, lesquels, en général, ne savaient même pas ce qui se passait exactement, mais avaient eu la malchance de se trouver «au mauvais moment, au mauvais endroit» et avaient eu à payer de leur vie la vindicte des rescapés de la répression.
Autre confusion : On aurait naturellement tendance à penser que cette histoire de « réunion subversive » avait été fabriquée de toute pièce par le pouvoir; la tactique des complots imaginaires avait déjà été utilisée par TOMBALBAYE, en particulier au cours du mois de mars de cette même année 1963, contre ABBO NASSOUR, le Dr OUTEL BONO et leurs co-accusés. Mais il me semble plutôt que les autorités avaient été induites en erreur et avaient sincèrement cru que les trois leaders tenaient une assemblée conspirative, ce jour-là, chez KHERALLAH. L’intox avait pour origine un petit agent des RG, que l’histoire a retenu sous le nom de « DJIDDO». C’est cet indic qui avait donné la fausse information à ses supérieurs: à savoir que les trois concernés étaient en train de tenir une concertation visant à renverser le régime (cf. ALHADJ GARONDE DJARMA: « Témoignage d’un militant du Frolinat », edit. L’Harmattan). Si les services de renseignements avaient pris la peine de vérifier cette information rapportée par un petit agent, le drame aurait été sans doute évité. C’est un manque de professionnalisme qui se manifesta aussi dans l’attitude de l’inspecteur qui arriva le premier chez KHÉRALLAH. Si cet inspecteur avait fait preuve de tact et de savoir-faire, M. KHÉRALLAH l’aurait suivi sans problème.
Malheureusement, il y a eu beaucoup de cas, sous tous les régimes, où des petits informateurs, des personnages minables, motivés par un désir de régler des comptes personnels ou d’avoir une récompense, ont été à la base de véritables catastrophes humaines (arrestations, disparitions, exécutions), en colportant de faux renseignements à des chefs qui n’avaient aucune compétence technique (et ne parlons pas d’éthique professionnelle)
COMMENT EN ÉTAIT-ON ARRIVÉ LÀ ?
La cause politique immédiate était évidemment la volonté du défunt président TOMBALBAYE d’imposer le parti unique et d’écarter tous ceux qui désapprouvaient sa démarche.
Depuis sa prise de pouvoir, il mit en place un programme d’épuration dont les premières victimes furent les responsables au sein de son propre parti, le PPT/RDA :
1960 :
-Éviction de GABRIEL LISETTE, pendant que celui-ci était en voyage officiel.
-Mort mystérieuse du député JACQUES NADINGAR.
1961 :
-Arrestation D’ANDRÉ MOUGNAN.
-Expulsion d’AHMED KOTOKO.
1962 :
-Arrestation de TOURA GABA et destitution de son supposé « marabout » l’imam de la Grande mosquée HASSAN AT-TOM
-Adoption d’une nouvelle Constitution qui renforce considérablement les pouvoirs du Chef de l’État.
1963 :
– Arrestation d’ABBO NASSOUR, MAHAMAT ABDELKERIM, BABA HASSAN, ISSA ALLATCHIMI, ALI KOSSO et Dr OUTEL BONO, tous membres du nouveau Bureau Politique du PPT ; et aussi de MAHADI BOURMA, MAHAMAT ABBA SE