Dossier Hissein Habré: Les Hommes de droit contestent l’instance créée par l’UA – L’Observateur N°378 du 31 mai 1006

De son exil doré au Sénégal, l’ancien dictateur tchadien Hissein Habré est rattrapé par l’histoire. Les victimes et parents des victimes récla­ment justice. Ils ont porté plainte contre leur bourreau. Après bien des péripéties, sa demande d’extradition a été acceptée par la justice Belge, après que la justice sénégalaise se soit déclarée incompétente à le juger.

Abdoulaye Wade très embarrassé par le cas Hissein Habré, et pour se sortir de l’impasse, a refilé ce dossier encombrant à l’Union Africaine. Au dernier sommet de l’Union Africaine à Khartoum en janvier dernier, les chefs d’Etat africains ont confié ce dossier à un comité de juristes africains pour décider du sort qui peut être réservé à l’ancien dictateur… L’Observateur a rencontré victimes et hommes de droit. Ils sont unanimes: cette instance n’a pas droit à connaître ce dossier.

Dohkot Clément Abaïfouta membre du bureau national de l’AVCRPT:

Je crois que même sans la commission des juristes, il y a déjà 16 ans que nous luttons. Et la lutte quelle que soit la longueur du temps a toujours un abou­tissement. Et en tant que victime je nourris fortement un espoir profond de voir un jour Hissein Habré répondre de ses actes devant un tribunal. Nous avions en 2000 porté plainte contre Hissein Habré au Sénégal. Le Sénégal étant un pays afri­cain ayant une juridiction solide, représente pour les pays d’Afrique la vitrine de la démocratie et nous avions voulu justement que les africains puissent juger un africain tortionnaire. Mais le Sénégal pour des raisons que lui-même sait a refusé de le juger. On a donc cherché ailleurs. Comme vous le savez, la justice n’a pas de couleur. Nous sommes allés en Belgique compte tenu de la largesse de sa loi de compétence universelle. Et le juge belge qui a pris le dossier en main, a fait un travail pendant 4 ans. II est venu au Tchad et a écouté les victimes et les bourreaux qui ont travaillé à la DDS. Il a visité les lieux de détention et après avoir instruit son dossier il a lancé un mandat d’arrêt contre Hissein Habré. Une fois de plus, le Sénégal a raté ce rendez-vous en tant que pays africain. Donc en tant que victime et militant des droits de l’homme, nous n’attendons rien de la commission des juristes africains. Parce qu’en fin de compte, le mandat d’arrêt est adressé au Sénégal. Abdoulaye Wade a jusqu’à l’heure où je vous parle la responsabilité de juger Hissein Habré ou de l’extrader. Ca c’est une obligation. C’est le droit, ce n’est pas de la politique. On vou­drait nous endormir dans cet espace politique de l’Union Africaine. Nous, nous ne voulons que le droit et seulement le droit pour nous prononcer sur cette affaire. Ce n’est pas l’UA qui a réceptionné le mandat d’arrêt. C’est le tribunal sénégalais. Donc le Sénégal a la responsabilité de juger Hissein Habré. Où alors le Sénégal en tant que pays africain épou­se l’impunité. Les preuves sont là, Hissein Habré a régné au Tchad avec une main de fer. Les gens qui ont souffert, qui ont été torturés et ceux qui les ont torturé sont là. Cette commission de l’Union Africaine de juristes c’est une histoire pour nous endormir. Le club des chefs d’Etat sait que si Hissein Habré est jugé, éventuellement eux aussi vont être jugés parce qu’ils ont trempé la main dans la dictature. Si ces juristes font le travail de bonne foi, ils viendront à notre position qui est celle d’en­voyer Hissein Habré en Belgique. Auquel cas, il fau­drait qu’un pays se démarque et dise que je vais instruire ce dossier. II faudrait encore que le juge ait la possibilité d’avoir des greffiers, il faut de l’argent pour faire voyager les victimes, il faut la protection des juristes. Tout cela prend du temps. On a fait un petit calcul avec nos conseillers juridiques, ça va chercher dans les 100 milions de dollars. Quel est ce pays africain qui va débourser cet argent? En Belgique tout est fin prêt pour que ce dictateur soit jugé. Je me fonde sur le principe que Hissein Habré doit être jugé en Belgique.

Récemment le président Idriss Déby Itno avait déclaré qu’il serait prêt à ce que l’on juge Hissein Habré au Tchad s’il le fallait. Vous pen­sez que c’est un aveu sincère?

D.C.A: Nous avons été reçus par le chef de l’Etat Idriss Déby en 2002 et il nous disait ceci je le cite: « Je vais m’opposer à tout obstacle qui va enfreind­re ce processus, tant au niveau intérieur qu’exté­rieur ». Nous avons déposé une plainte contre nos bourreaux ici à N’Djaména et jusque là ça ne bouge pas.

Je me demande où est la volonté profonde du gou­vernement tchadien d’aider ces victimes. Notre juge en charge du dossier a demandé une voiture, une protection mais jusque là ce n’est pas fait. Peut-être que le Chef de l’Etat a donné des moyens qui ont été détournés. Si le gouvernement tchadien veut sincèrement nous aider, il faudrait qu’il nous facilite la tâche pour que le dossier ici sur place avance. Nous sommes des victimes, nous souffrons dans notre chair, nous avons des séquelles nous ne vou­lons pas des paroles. Les promesses des politiciens ne nous encouragent pas. Il faudrait que le proces­sus soit déclenché. On parle des veuves et des orphelins, mais on a jamais dit que le gouvernement a fait des dons en vivres aux victimes.

Abakar H. Makaïla homme d’affaire tchadien:

Le dossier Hissein Habré ayant déjà trop pris de temps et avec tout ce qui se passe, le président Abdoulaye Wade devrait jouer son rôle en tant qu’homme de Droit et de surcroît Président du pays d’accueil d’Hissein Habré. Je n’ai même pas un grain d’espoir quant à l’aboutissement de ce dos­sier devant les juridictions compétentes. Même s’il faut faire extrader Hissein Habré en Belgique pour être jugé, est-ce que cela va aboutir? Si tel en est le cas, pourquoi ne pas le juger au Tchad? Le monde actuel peuplé que de corrupteurs et de corrompus, c’est ce qui empêche le dossier d’avancer.

Du point de vue juridique, je ne sais comment le dossier pourra faire son chemin pour que Hissein Habré soit jugé et les 40.000 victimes puissent être dédommagés conformément à la loi en vigueur. Car à l’allure où vont les choses l’espoir devient minime. Pourtant, cela va de l’intérêt du Sénégal, qui est le pays hôte. Ce pays ayant ratifié les conventions internationales sur les droits de l’homme, je ne sais pas pourquoi Wade joue au petit malin.

Me Sobdibé Zoua, Avocat au cabinet Padaré:

L’impression que j’ai c’est que le dossier Habré est devenu une sorte de patate chaude, que le Sénégal a vite fait de refiler à l’Union Africaine. Parce qu’en réalité rien n’empêchait le Sénégal de prendre ses responsabilités, pour extrader Hissein Habré ou non. Le Sénégal s’est prononcé sur le fait qu’il ne pouvait pas juger Hissein Habré, mais la question devrait être mûrie. Et cette attitude de Wade je ne sais pas si elle répond à certains cri­tiques qui pensent que Habré étant africain, il fau­drait qu’une juridiction africaine se charge du dos­sier. Autrement, ce serait un raisonnement très ban­cal. C’est un raisonnement qui ne relève pas du tout du droit. Il faut laisser les profanes le dire, mais le penser serait une erreur qui serait difficile à répa­rer. Et puis, il n’y a rien qui puisse justifier que le dossier soit confié à un comité de juristes africains. Rien absolument rien, ni du point de vue de la loi, ni du point de vue de la procédure pénale. Parce que le débat essentiellement est sur les faits qui sont reprochés à Hissein Habré, sur la compétence du Sénégal de le juger ou non, sur la possibilité au peu­ple sénégalais de l’extrader ou pas vers la Belgique.

Voilà tout le débat, et le Sénégal a vraiment manqué le rendez-vous de l’histoire. Parce qu’il pouvait pren­dre une décision plus mûrie plus importante que celle là. Au delà d’autres considérations qu’on pour­rait avoir de ce dossier, c’est un dossier sur lequel aujourd’hui les regards des chefs d’Etat africains sont rivés. A travers ce procès on attend beaucoup d’autres choses. On craint beaucoup d’autres cho­ses et c’est peut-être une des raisons pour lesquel­les on a décidé de confier ce dossier à un comité de juristes. Mais j’avoue que c’est une mission très déli­cate. Ce comité, de fait peut examiner le dossier, mais quelle est la valeur juridique de l’acte qui sera pris par le comité d’experts africains. L’Afrique n’est pas dans l’impossibilité de pouvoir juger Habré. Pas du tout ! Aujourd’hui, c’est un procès qui intéresse beaucoup d’Etats. II y en a qui sont prêts à apporter un financement. Des Etats africains avec le soutien de la communauté internationale peuvent organiser un procès Hissein Habré. Bien sur ça peut revenir cher, mais il faut transcender le débat. Ce n’est plus un problème africain. Aujourd’hui c’est devenu un problème d’impunité au niveau mondial. Les regards viennent de partout et il est fort possible qu’un Etat africain soit en mesure avec le soutien des autres de faire ce procès.

L’affaire Habré est unique au monde. Si on prend Nuremberg, où tous les grands procès, on n’a jamais vu une instance en train d’examiner un dos­sier et rendre un avis. C’est un problème purement judiciaire, c’est une procédure pénale or le comité d’experts, a été créé par les politiques parce que ce sont les chefs d’Etat, à l’initiative de Wade, qui ont mis sur pied ce comité d’experts. Et je vois à travers cela une immixtion du politique dans le traitement du dossier. Parce que si l’on doit faire uniquement du judiciaire, il n’y a aucune loi qui puisse autoriser que le dossier soit confié à un comité d’experts afri­cains.

Propos recueillis par Samory Ngaradoumbé & Mborou Talo
L’Observateur N°378 du 31 mai 1006


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