Déby entame le crédit de Sarkozy – Libération

Voyage surprise ou passage obligé ? Nicolas Sarkozy a ramené les journalistes français et les hôtesses espagnoles du Tchad.

Que ce soit sur le champ de bataille ou dans l’arène politique, Idriss Déby est un redoutable stratège à défaut d’être un dirigeant éclairé. Nicolas Sarkozy l’a appris à ses dépens. Il a suffi des errements coupables d’une petite ONG française pour que le président tchadien s’engouffre dans la brèche et transforme en bras de fer diplomatique un fait divers international. Ignorant les éventuelles complicités locales d’une équipée qui ne peut pas ne pas avoir éveillé les suspicions sur place, Déby a fait monter très haut les enchères, accusant l’ONG d’enlèvements d’enfants en vue de «trafic d’organes» et de «pédophilie». Il a aussi pris soin de n’opérer aucune distinction entre les journalistes, l’équipage espagnol et les membres de l’Arche de Zoé, s’assurant ainsi une «monnaie d’échange».

En adoptant cette stratégie, le président tchadien profite aussi de l’occasion pour se poser en défenseur de l’est du pays, région dont il est originaire et où il est souvent accusé de souffler sur les braises de la guerre. Enfin, il «prend en otage» Nicolas Sarkozy – qu’il a pourtant soutenu pendant la campagne électorale en France et avec lequel il avait noué contact via le «doyen» gabonais, Omar Bongo.

Emissaires. Malgré le caractère outrancier de ses accusations, Paris n’a pas réagi publiquement, donnant le sentiment d’un «lâchage» aux familles des neuf Français incarcérés à Abéché. Il importait à ce moment-là de ménager la susceptibilité de l’allié tchadien, de le convaincre que la France officielle n’avait rien à voir dans cette affaire… et de le ramener à la raison. Ce qui a été fait discrètement par des émissaires français venus rappeler au président tchadien qu’en matière de scandales, son entourage n’avait pas de leçons à donner.

Sur un autre front, Nicolas Sarkozy a aussi dû s’employer à écarter du dossier un intrus encombrant: le Libyen Mouammar Kadhafi, qui considère que rien de ce qui se passe au Tchad ne doit lui être étranger. Ce qui fut fait en insistant pour traiter en direct avec Déby et en ménageant Kadhafi, gratifié d’une invitation à venir en France début décembre.

Pourquoi de telles précautions ? Il en va, en fait, du seul succès tangible de la diplomatie sarko-kouchnérienne: le déploiement au Tchad surtout, et en République centrafricaine dans une moindre mesure, d’une force européenne, à forte composante française, pour sécuriser les camps de réfugiés soudanais installés dans ces deux pays et menacés par les débordements de la guerre du Darfour, au Soudan. L’Eufor Tchad-RCA, qui comptera 3 000 hommes, dont une moitié de Français, est censée entamer son déploiement début décembre. La coïncidence a valeur : le matin même du jour où a éclaté le scandale de l’Arche de Zoé, le général Patrick Nash, le chef irlandais de l’Eufor, achevait une visite au Tchad, où il venait de s’engager à ne pas intervenir dans les «affaires intérieures» du Tchad.

Prétexte. Le président Déby n’a jamais été favorable – tout comme le colonel Kadhafi – à un tel déploiement sur son sol. En début d’année, il avait déjà fait échouer l’arrivée de Casques bleus de l’ONU malgré sa promesse à Dominique de Villepin, alors Premier ministre. Avec l’affaire de l’Arche de Zoé, Déby tenait un prétexte en or pour affaiblir l’Eufor, avant même son arrivée. De plus, l’opération a suscité le scepticisme de la Grande-Bretagne et de l’Allemagne, qui trouvent son coût élevé (300 millions d’euros par an) et ses objectifs flous, d’autant que Paris, qui n’a jamais ménagé son soutien à l’autocrate Déby, l’avait littéralement sauvé en avril 2006 face à une rébellion armée. Que fera l’Eufor si cela se reproduit ? La France a bataillé pour convaincre un à un des «petits» pays européens (Irlande, Grèce, Suède, Belgique…) d’envoyer des contingents de moins de 350 soldats. A la faveur de cette crise, Idriss Déby aborde donc en position de force le déploiement de l’Eufor dans l’Est, théâtre d’une sale guerre dans laquelle il a largement sa part.

Miné. Déby est loin en effet d’être seulement une victime du conflit au Darfour : depuis 2005, il héberge, arme et instrumentalise les mouvements rebelles soudanais pour contrer sa propre opposition armée, elle-même armée et hébergée par le régime soudanais. Un accord de paix entre rebelles et pouvoir tchadiens, signé il y a quelques jours en Libye, était censé mettre fin à cette guerre par procuration et sécuriser l’arrivée de l’Eufor mais il semble déjà largement compromis.

L’Eufor, qui compte un volet police et droits de l’homme, débarque donc en terrain miné. Le président tchadien a démontré, à la faveur du scandale de l’Arche de Zoé, qu’il pouvait mobiliser la rue contre les Occidentaux accusés de «néocolonialisme». En outre, Déby dispose toujours de moyens de pression sur la France, sur l’Espagne, qui doit assurer la logistique héliportée de l’Eufor et dont trois ressortissants restent mis en cause, et sur la Belgique, qui a prévu d’envoyer un petit détachement et dont un ressortissant est emprisonné. Quant aux quelque 80 ONG étrangères qui opèrent au Tchad, témoins privilégiées des exactions commises à l’Est (recrutements forcés dans les camps de réfugiés soudanais, enrôlements d’enfants soldats, manipulations ethniques, dénoncés dans un rapport de Human Rights Watch début 2007), elles sont les premières à faire les frais de la reprise en main en cours à N’Djamena.


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